Contribution de: Nicola J. Watson
Lieu: Musée Princes Czartoryski, Cracovie
Description: Ce fauteuil fait partie des collections d’origine du Musée Princes Czartoryski (qui fait lui-même partie, depuis décembre 2016, du Musée National Polonais). C’est clairement un fauteuil du dix-huitième siècle. Il a des griffes de lion faisant office de pieds, des serpents métalliques à la place des appuie-bras et le revers du dossier est orné d’une lyre dorée, revendiquant sa singularité et son coût. Au-dessus, une inscription en Latin indique qu’il s’agit du « Fauteuil de Shakespeare ». À première vue, ceci a l’air complètement invraisemblable ; cependant, l’arrière du fauteuil recèle une surprise. Il suffit d’ouvrir une petite porte à charnière pour trouver les restes d’une chaise bien plus ancienne nichée à l’intérieur du fauteuil, qui ne sert ainsi que de simple coquille. C’est ce qu’il reste d’un des « Fauteuils de Shakespeare ». L’histoire de son voyage de la ville natale de Shakespeare, Stratford-upon-Avon, jusqu’à Cracovie décrit sommairement l’influence de Shakespeare dans l’Europe des années 1790 en tant que modèle des idées des Lumières et des façons de penser romantiques.
Ce fut à l’occasion du Jubilé de Shakespeare de David Garrick en 1796 que Stratford devint une destination touristique. Pour la première fois, la maison natale du dramaturge fut transformé en clef de voûte du culte de Shakespeare entretenu par les touristes, et une sorte d’essor touristique s’ensuivit. Comme le dit Mrs Hart, locataire à l’époque de la maison natale, à l’honorable John Byng, en lui montrant le « vieux fauteuil de Shakespeare » en 1781 : « notre famille l’a toujours transmis avec soin, mais personne n’y a vraiment fait attention jusqu’au jubilé ; voyez à présent comment on en a découpé des morceaux ; il en va de même pour le vieux plancher de la chambre à coucher ! » (Fogg, p. 104). Ayant compris l’allusion, John Byng saisit l’occasion et se dépêcha de faire l’acquisition de l’entretoise du fauteuil.
Le fauteuil de Shakespeare fut exposé dans la cuisine de la maison natale des années 1780 à 1790. Picturesque Views on the Upper, or Warwickshire Avon de Samuel Ireland (1795) comprend une gravure de « la cuisine de la maison de Shakespeare » qui représente ce fauteuil in situ. On peut déceler la signification de cette chaise pour l’imaginaire grâce à A Tour from Dublin to London de John Ferrar (1796). L’auteur et son ami visitèrent la maison natale guidés par Mary Hornby, qui leur « montra la généalogie manuscrite de Shakespeare. » Il poursuit:
Nous connûmes ensuite l’extrême satisfaction de toucher la vielle boîte de peinture et les crayons de notre barde immortel. Nous reçûmes également des bouts de son mûrier, et son fauteuil est préservé au coin de la cheminée. Henry s’assit dessus et se trouva si inspiré que nous ignorons quelles en seront les conséquences ; en effet, il s’est mis à écrire à chaque occasion depuis. (Ferrar p. 38)
Le ton badin de Ferrar est repris et exagéré dans le rapport de l’Américain Washington Irving de son passage en 1815, lorsque ce fut son tour de visiter:
Toutefois, mon objet de curiosité favori est le fauteuil de Shakespeare. Il est niché au coin de la cheminée dans une petite chambre sombre… La coutume veut que chaque personne qui visite la maison s’asseye sur cette chaise ; si cela se fait dans l’espoir de s’imprégner d’une once de l’inspiration du barde, je ne puis dire, je me contente de noter la chose ; mon hôtesse m’a aussi confié discrètement que le zèle fervent des dévots était tel que l’assise du fauteuil devait être changée au moins une fois tous les trois ans, bien qu’elle fût en chêne massif. Il vaut d’être souligné, dans l’histoire de ce fauteuil extraordinaire, que la chaise partage quelque chose de la volatilité de la Santa Casa de Loretto ou de la chaise volante des fables arabes : de façon étonnante, bien qu’elle a appartenu pendant quelques années à une princesse du nord, elle a néanmoins réussi à retrouver son chemin vers la vieille cheminée… (Irving, pp. 34-5)
Le fauteuil d’origine avait en effet disparu depuis longtemps. L’été de l’année 1790, la Princesse polonaise Izabela Dorota Czartoryska née Flemming (1746-1835), une aristocrate, mécène, écrivaine, jardinière-paysagiste et collectionneuse d’art, arriva à Stratford dans le cadre de son itinéraire à travers l’Angleterre et l’Ecosse. Elle notait ses observations dans son journal de voyage, dont le manuscrit est conservé au sein de la bibliothèque Princes Czartoryski à Cracovie. Elle fit aussi l’acquisition de divers souvenirs, dont les restes du « fauteuil de Shakespeare » laissés par John Byng et d’autres enthousiastes, même s’il semblerait qu’elle ait renoncé aux jambes qu’elle laissa comme concession face au désarroi sentimental ou commercial de la fille de Mary Hornby. Après avoir versé la somme extraordinaire de £300, la Princesse ramena la chaise en Pologne, la fit enchâsser dans une sorte de reliquaire et l’installa dans son jardin paysager de style anglais à Puławy, un des lieux de rencontres intellectuelles et politiques les plus importants de la période. Là, l’objet fut considéré comme un des trésors d’une vaste collection qui devint à terme le premier musée polonais.
Cependant, on ignore si la Princesse en eut l’idée au cours de ses voyages en Grande-Bretagne. Le concept d’un musée en Pologne modelé sur le British Museum avait certainement été suggéré dès 1775 (Treasures, p. 8). À partir de 1795, après que l’effacement de la Pologne de la carte de l’Europe, ce rêve issu des Lumières était devenu impraticable. Les deux collections que la Princesse créa dans les années 1790 étaient fondamentalement romantiques, puisqu’elles incarnaient à la fois le pathos et la nation. La première regroupait des souvenirs de notables polonais, dont le combattant de la liberté Taduesz Kościusko, et fut exposée en 1801 dans « Le Temple de la Mémoire », une reproduction du Temple de la Sibylle. Cette collection avait comme but de « soutenir la liberté de penser dans une période de servitude et de promouvoir la connaissance de l’histoire comme signe de la libération de la nation » (Treasures, p. 8). Le fauteuil de Shakespeare fit partie des collections de la Maison Gothique, qui ouvrit en 1809. Ce second édifice était consacré aux événements européens et aux personnes célèbres ; le fauteuil de Shakespeare y était mis en exposition aux côtés, entre autres, de branches provenant directement de Troie, d’un fragment d’une pierre de Stonehenge, de pierres de la Bastille, d’une mèche de cheveux de Napoléon de Sainte Hélène, de chaises qui avaient appartenu à Jean-Jacques Rousseau et à Voltaire, du masque funéraire d’Isaac Newton, de prétendues reliques d’Héloïse et d’Abelard, et du coutelas du Capitaine Cook (voir le catalogue de la collection d’origine). Une inscription sur la clé de la Maison Gothique (1810) faisait de la Princesse une nouvelle Didon qui, s’enfuyant de Tyr, sauva ses trésors (Treasures, p. 17).
L’intervention de la Princesse réussit à transformer une vieille chaise de cuisine solide mais sans trait distinctif en un fauteuil digne d’un génie, en y ajoutant une lyre et un nom. Puis la relocalisation de la chaise assura que Shakespeare loge au panthéon européen. Finalement, le fait de la repenser permit d’évoquer le passé « gothique » à la base du romantisme national. Ainsi, une chaise qui avait commencé par certifier que Shakespeare était au centre du nationalisme romantique britannique émergeant à Stratford se retrouva de l’autre côté de l’Europe, qualifiant d’abord Shakespeare de trésor international des Lumières, puis de parrain fictif de la possibilité romantique de former une nation polonaise, lorsque l’union polono-lithuanienne se vit divisée en 1794 entre la Prusse, la Russie et l’Autriche, ayant auparavant été un des états européens les plus étendus. Après tout, depuis 1801, le pays natal de la Princesse était en territoire russe. C’est ainsi que Shakespeare aida à imaginer le potentiel futur de la Pologne en tant que nation.