L’épingle à cravate de Mickiewicz

L’épingle à cravate de Mickiewicz

Contribution de Małgorzata Wichowska

Lieu: Musée de Littérature Adam Mickiewicz, Varsovie, Pologne

Description: Cette épingle à cravate fait partie de la collection Mickiewicz, la plus importante collection du Musée de Littérature de Varsovie, musée qui doit son nom au poète Adam Mickiewicz (1789-1855), personnage fondateur du romantisme polonais. Le musée historico-littéraire a pour mission de rassembler manuscrits, livres, œuvres d’art, photographies et souvenirs en lien avec l’important héritage littéraire et artistique de la Pologne des XIXème, XXème et XXIème siècles. Faite en or, l’épingle à cravate prend la forme d’une lyre classique à quatre cordes, décorée de diamants montés sur argent. La tradition veut que l’épingle ait été un cadeau du poète russe Alexandre Pouchkine (1799-1837) à Adam Mickiewicz.

Mickiewicz, condamné lors du procès de la Société Philomate de Vilnius, et exilé par la suite dans une province éloignée de l’Empire Russe, passa quatre années et demi de sa vie dans la patrie de Pouchkine, entre Novembre 1824 et Mai 1829. Les deux poètes se rencontrèrent mi-octobre 1826, quelque temps après l’arrivée de Pouchkine, qui séjournait dans son propre domaine loin de la capitale et sous surveillance policière. Pouchkine avait récemment été convoqué à Moscou par le Tsar Nicolas Ier, qui pardonna à l’écrivain et devint son censeur personnel. Les poètes se retrouvaient fréquemment, dans les salons aristocratiques du Prince Piotr Wiaziemski, de Zinaida Wołkonska, par exemple, et dans ceux de la célèbre pianiste polonaise Maria Szymanowska, mère de la future épouse de Mickiewicz. En mars 1827 Mickiewicz écrit à son ami Édouard Odyniec : « […] Pouchkine a presque le même âge que moi (deux mois plus jeune), il est plein d’humour ; sa conversation est captivante; il a beaucoup lu et a une bonne connaissance de la littérature moderne ; il a une conception pure et noble de la poésie ». L’admiration est mutuelle ; Pouchkine connaissait bien les travaux de Mickiewicz et on rapporte qu’il aurait dit : « De tous les Polonais, Mickiewicz est le seul qui m’intéresse. » Tous deux estimaient l’œuvre de Byron : Mickiewicz offrit à Pouchkine une copie de l’Œuvre Complète de Lord Byron en un volume (Francfort, 1826), dédicacée : « Byron, offert à Pouchkine par A. Mickiewicz, un admirateur de tous deux. »

Parmi les souvenirs familiaux dans la collection Mickiewicz au Musée de Littérature se trouvent plusieurs cadeaux du poète russe à Mickiewicz : une petite bouteille en lapis-lazuli, une petite boîte en bois de noyer, et cette belle et précieuse épingle à cravate en forme de lyre classique. La lyre est à la fois un symbole d’art, de musique, de poésie et de beauté, ainsi que l’instrument des Dieux et des Muses, de l’harmonie, de l’amour et de l’amitié – ce qui explique pourquoi ce motif était répandu parmi les bijoux destinés à exprimer des sentiments et des émotions. La lyre apparaît assez fréquemment durant le premier quart du XIXème siècle comme élément décoratif de broches et d’épingles à cravates ou à cheveux. Pouchkine pouvait à coup sûr se permettre d’acheter un bijou de si grande valeur. En prenant en compte sa signification symbolique et sa force émotionnelle, le geste d’en faire cadeau semble témoigner d’un profond besoin d’exprimer sa gratitude et son amitié vis-à-vis de Mickiewicz.

On ignore les circonstances d’un tel geste, puisqu’aucune trace de cet évènement ne figure ni chez des témoins ni chez les poètes eux-mêmes. Le cadeau a peut-être été offert après l’arrivée de Mickiewicz à St Pétersbourg en Décembre 1827. Les poètes se rapprochèrent à St Pétersbourg ; ils se retrouvaient au restaurant et faisaient des promenades ensemble ; lors d’excursions, ils se rendaient dans les résidences de campagne et les salons d’amis communs, où ils jouaient aux charades et discutaient de littérature – mais jamais de politique, car il y avait trop de rapporteurs alentour. Ils lisaient leurs œuvres, et Mickiewicz improvisait de la poésie. Ces improvisations faisaient sensation, et on se souviendra de lui comme étant un poète plaisant, modeste, et sage – mais avant toute chose, comme un poète inspiré. Pouchkine – que ses amis trouvaient sensible et honnête, quoique souvent nerveux et imprévisible – n’avait pas ce talent. Fasciné par l’inspiration artistique et ce phénomène de l’improvisation, il était enchanté des spectacles de Mickiewicz. Dans les souvenirs de Pouchkine, comme il écrivit dans son poème « Il vécut parmi nous », le poète polonais était « hautement inspiré», faisant corps avec la nature propre de la poésie, de l’imagination et de l’inspiration. Avant de quitter la Russie (en partie grâce aux efforts apportés par Pouchkine et ses amis), Mickiewicz se rendit à Moscou en Mars 1829 pour faire ses adieux à ses amis, et vit Pouchkine pour la dernière fois.

Les deux poètes, cependant, ont continué à exercer une influence réciproque sur leurs imaginations et leurs carrières respectives. Des événements tragiques altérèrent leur relation : l’insurrection de Novembre et les événements de Russie de 1830-1831. Pouchkine, qui croyait à la puissance de l’Empire russe, ne soutenait pas les ambitions polonaises et les actions en faveur de l’indépendance. Même s’il affirmait que « la poésie ne doit pas avoir d’autre but qu’elle-même », il écrivit deux poèmes défendant la puissance russe, Oszczercom Rosji [« À ceux qui calomnient la Russie »] en 1831 et Roczina Borodino [« L’anniversaire de Borodino »] après la chute de Varsovie. Mickiewicz lut ces poèmes alors qu’il se trouvait à Dresde, en pleine écriture de Dziady [« Le soir des ancêtres »]. Dans son poème Do przyjaciół Moskali [« A mes amis les Moscovites »], il accusa les poètes russes (sans jamais les nommer) de trahir les idées des décembristes et de s’assujettir à l’autorité du Tsar. Pouchkine entra ouvertement en conflit avec Mickiewicz dans son poème Jeździec miedziany [« Le cavalier de bronze »]. Alors que Mickiewicz décelait une atmosphère de cauchemar et de despotisme dans la ville phare de St Pétersbourg, Pouchkine voyait la ville comme le symbole de la puissance impériale, et en était fier.

Malgré tout, le poète russe présenta Mickiewicz dans son roman en vers Eugene Onéguine (1825-1832) comme un poète inspiré, vivant dans le pays sacré de l’imagination mais lié par la pensée à une patrie perdue, une représentation faisant référence au fameux portrait par Walenty Wańkowicz de Mickiewicz, « Adam Mickiwicz na Judahu skale » [« Sur le rocher de Judah »], où Mickiewicz prend une pose byronesque, plongé dans ses pensées à côté d’une colline rocheuse. Pour ce qui est de Mickiewicz, après la mort de Pouchkine en duel en 1837, il aurait dit : « Nous étions divisés par la politique mais unis par la poésie. » Mickiewicz écrivit un essai après la mort du poète russe, signé « l’Ami de Pouchkine », dans lequel il insista sur l’immensité de la perte du poète : « un coup terrible porté au monde intellectuel russe».

Date: premier quart du XIXème siècle

Créateur: inconnu

Sujet: Adam Mickiewicz, Alexandre Pouchkine

Droits médiatiques: Photo d’Anna Kowalska, Musée de Littérature Adam Mickiewicz, Varsovie

Type d’objet: Bijou

Format: or, argent, diamants

Publicateur: Musée de Littérature Adam Mickiewicz, Varsovie

Numéro de catalogue: ML.R.418